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Désir d’enfant dans un couple anti-famille de Elisabeth Darchis,

Cahier 2 de l’APPCF 2021

Je vais vous conter l’histoire d’un couple épris d’amour l’un pour l’autre et que rien ne saurait séparer. La vivacité du feu qui les brûle les attache fortement à l’image de ces couples éternels, comme ceux d’Eros et Psyché, de Tristan et Iseult (XIIe siècle), de Roméo et Juliette (R. Montaigu et J. Capulet de William Shakespeare, 1597), de Rhett Butler et Scarlett O’hara (Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, 1936), ou encore de Bonnie et Clyde ou d’Auguste Rodin et Camille Claudel, etc. Si ces couples mythiques semblent toujours figés dans leur bonheur, voire leur passion, c’est qu’ils tentent de ne rien bouger pour être heureux et notamment, ils n’auront pas d’enfants ! Leur amour les satisfait exclusivement et le prétexte d’une société en crise conforte leur peur d’enfanter.

Certes notre société actuelle intime aux couples de prolonger leur bien être à deux, mais aussi d’avoir à changer en prenant en compte leurs fonctions sociales procréatives. Mais alors comment combiner l’état fusionnel des amants et le devenir des parents? En général, le conjugal, le parental et le familial revendiquent de vivre en harmonie, sans pour autant sacrifier aussi l’épanouissement personnel ou professionnel de chacun : « Art ou gymkhana, a priori chacun sait d’instinct faire un couple et fonder une famille » (Darchis, Auffret, 2008, p. 7). Ainsi l’image traditionnelle de la construction familiale nous fait nous représenter l’arrivée de l’enfant dans le couple, comme un aboutissement ou même comme le ciment attendu qui consolide un lien.

Mais le passage du conjugal au parental n’est pas toujours une évidence pour certains amoureux qui redoutent l’arrivée de l’enfant qui pourrait les fragiliser (Darchis, 2018). Le couple voudrait garder les bénéfices des alliances conjugales qui se sont organisées défensivement dans la mission de soigner des souffrances anciennes, notamment générationnelles.

Un amour idéal à deux

Il y a plusieurs années, Nadine et Serge[1] sont tombés fous amoureux l’un de l’autre. Tous deux se disent : « Tu es l’homme de ma vie… la femme de ma vie… Tu seras le père (ou la mère) de mes enfants ». Quand ils se sont rencontrés, ce fut une évidence. Ils avaient auparavant éprouvés des difficultés à établir des relations amoureuses stables et satisfaisantes avec d’anciens partenaires. Mais maintenant l’idéalisation effaçant toute critique et autocritique, ils se retrouvent comblés en prolongeant leur coup de foudre qui a fondé leurs liens. Ce couple, dans la dénégation des difficultés, semble euphorique, enthousiaste, débordant d’activités dans un dynamisme inépuisable, ce qui lui donne aussi une toute puissance maniaque. Dans cette perpétuelle lune de miel, ils forment ensemble « un objet-couple, un soi commun… dans un fantasme de corps commun idéal et omnipotent » (Decherf, Caillot, 1989, p. 132) qui semble s’opposer à la question de la différenciation, de l’individuation.

Cette illusion groupale se prolonge quand ils idéalisent leur couple sans crises, ni conflits, permettant à chacun une vie indépendante et riche. Ils sont réunis autour de plaisirs communs, dont leurs métiers, qui leur laissent beaucoup de temps ensemble et leur permet de partir régulièrement visiter des pays lointains. Ils se félicitent de s’enrichir culturellement dans le partage de cette aventure conjointe. Leur sexualité a toujours été satisfaisante et ils parlent facilement de leurs orgasmes et jeux sexuels qui les ravissent. Contre transférentiellement je me plais à croire qu’ils cherchent à susciter l’envie…

Jean Lemaire nous dit : « Au moment de l’établissement du lien amoureux, un processus d’idéalisation fondamental semble trouver sa source la plus primitive dans les touts premiers moments de l‘existence psychique du nourrisson » (Lemaire, 1979, p. 72). Et dans ce couple qui prolonge leur lune de miel comme deux adolescents, on a en effet l’impression que chacun veut garder ce bon sein gratifiant… que peut être, tout objet extérieur viendrait menacer. Les insatisfactions ou le déplaisir semblent avoir été supprimées par un déni de caractère magique pour faire perdurer ce lien à travers les années. Mais dans ce refus de la réalité, y a-t-il une lutte contre la désintégration ou contre des angoisses persécutives ? Ce couple peut-il supporter une évolution maturative et l’accès à l’ambivalence ? Et surtout, peut-il accepter la crise nécessaire d’un temps périnatal ?

La sexualité s’absente dans le désir d’enfant

Nadine et Serge viennent consulter sur les conseils de la gynécologue, car ils sont en difficulté pour avoir un enfant, alors qu’ils vont bientôt avoir 40 ans. Dès la première séance, ils expliquent que Nadine a pourtant arrêté sa pilule depuis deux ans ; puis, ils avouent tout bas, qu’ils n’ont plus de rapports sexuels depuis ! Alors, en conséquence, le bébé ne peut pas se concrétiser. La sexualité s’absente… Des angoisses réveillées pourraient-elles provoquer une crise ?

Parallèlement à leur désir d’enfant, ils admettent qu’ils ne sont pas pressés d’avoir un bébé. Ils expriment même la peur de perdre leur liberté et veulent prolonger leur état amoureux, craignant d’être dépossédés des avantages d’une vie sans enfant. Serge aimerait « attendre encore plusieurs années pour être père ». Mais, ajoute-t-il : « Il faudra bien y passer ». Nadine reconnaît : « Je ne suis pas portée sur les enfants, mais mon horloge biologique avance et il serait raisonnable d’y penser. » Dans le besoin de maintenir un lien conjugal exclusif, le couple paraît dans l’incapacité de créer un corps familial. Ils redoutent un changement qu’ils pressentent insurmontable.

Ce couple me donne l’impression d’être figé dans le temps et sans possibilité de transformation, dans ce que Kaës nomme un pacte dénégatif structurant et défensif : « J’appelle pacte dénégatif la formation intermédiaire générique qui dans tout lien – qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe, d’une famille ou d’une institution- maintient dans l’irreprésenté et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet » (Kaës, 1989).

Leur désir d’enfant ne semble pas provenir d’une véritable pression extérieure ; il répond tout juste à un besoin de « conformité ». Mais dans la résonance des inconscients qui leur fait retarder l’arrivée d’un enfant, n’y aurait-il pas des frayeurs derrière ces hésitations ?

Cette contradiction massive me fait penser à une organisation du type couple anti-famille, telle que Decherf et Caillot l’ont conceptualisée dès 1988 dans Gruppo, puis Psychanalyse du couple et de la famille en 1989 (cf. p. 123). Dans le couple anti-famille, il y a primauté du plaisir conjugal : « L’investissement du couple prime sur l’investissement familial. Les parents continuent à entretenir une relation narcissique de couple que les enfants ne doivent pas troubler.» (Decherf, Darchis, Knera, 2003, 2008, p. 83). Ce couple n’est pas disponible pour un troisième et il reste centré sur lui-même, considérant l’enfant à venir[2] comme un extérieur difficile à adopter (Darchis, 2016). A l’opposé, Decherf et Caillot ont proposé le concept de famille anti-couple, autre organisation extrême où l’enfant très présent va dominer, faisant disparaître le couple au profit de la famille.

Derrière ces organisations défensives, il existe souvent un matériel infantile et transgénérationnel qui a orienté le couple dans l’une ou l’autre de ces directions. Les traumatismes non élaborés peuvent organiser un agglutinement familial sans vie de couple : anti-couple ou au contraire une mise à distance du familial : anti-famille.

Mais qu’en est-il pour Nadine et Serge, engagés dans une démarche que l’on pourrait qualifier d’anti-famille. La place d’un enfant semble impossible, mais paradoxalement le désir d’enfant provoque un effet anti-couple avec la mise à l’écart de la sexualité ! Je me demande : Qu’est-ce qui ne permet pas de faire place à une famille à venir ? Le bébé serait-il une menace ou bien est-ce une parentalité impossible dans une identification redoutée à un couple de parents ? Le sexuel étant mis à distance défensivement : y a-t-il confusion entre familial et conjugal ?

Dans mon contre-transfert (CT), je ressens fortement la paradoxalité de ce désir qui dit : « On vient vous voir pour faire un enfant et en même temps on ne veut pas d’enfant. » Je me sens, attaquée par moments, par le caractère paradoxal de leur transfert : ils me perçoivent comme celle qui va les aider à avoir un bébé, tout en n’en voulant pas.

Face à la paradoxalité, nous pouvons nous sentir immobilisés, ce qui me conduit à une pensée négative. J’ai envie de leur dire : « Si vous n’en voulez pas, plus besoin de venir me voir » ; et en même temps je suis touchée, car ils expriment un certain désespoir en me disant que je suis leur « dernier recours ». Il est important de discerner la complexité du CT avec le côté négatif qui monte en soi, mais aussi avec la présence d’un élan positif (Eiguer, 2019).

D’un côté ils m’attaquent, mais de l’autre ils me touchent avec leur demande. Ce mouvement paradoxal me semble à la hauteur de l’impasse dans laquelle ils peuvent se trouver. Le transfert paradoxal s’accompagne d’une résistance paradoxale et d’un CT paradoxal où le psy peut se sentir en contradiction avec lui-même, nous dit Anzieu. C’est une manifestation du travail du négatif qui peut empêcher le travail psychanalytique (Anzieu D., 1975).

Un premier dispositif : la thérapie de couple

Après une séance préliminaire, je propose que nous nous engagions dans un véritable travail de thérapie de couple (TC) avec son cadre et ses règles. Le couple qui a une grande demande est d’accord pour une séance par semaine, ce qui va faciliter la confiance et l’alliance dans la mise en place du travail. Par la suite, nous pourrons passer au rythme d’une séance tous les 15 jours.

Le cadre posé va accueillir la question de l’origine de l’attachement du couple et des affiliations (avant la question de la filiation et de la différenciation des générations). La solidité du dispositif va rassurer le couple et je vois apparaître rapidement, des éléments sur leur histoire ; mais ils ne parlent plus de bébé !

Ma préoccupation sur leurs ressentis leur donnera le plaisir de faire des découvertes ensemble ; ils en sont fiers et ils marquent, dans des mouvements d’élation, les moments de déclic dans le travail : « Ah oui ! Nous c’est vraiment ça… Nous nous découvrons encore ! »

Je sens au départ que ce couple fonctionne fortement dans le « nous ». Pendant quelques semaines, j’ai l’impression d’une unité un peu magmatique, indifférenciée qui se préoccupe de l’actuel et du présent tout en redoutant l’avenir : je n’arrivais pas à entendre non plus les difficultés individuelles ou les vécus du passé. Nous étions toujours d’accord, d’un seul élan, dans un nous qui primait et s’étendait au néogroupe (Granjon, 2007), vécu ici comme un couple.

Mais le travail de la thérapie de couple va favoriser aussi l’expression de leurs craintes et un dégagement progressif vers des « je ». On a pu entendre : « Oui, mais avec ma mère ce n’est pas facile » ; « Moi aussi, je ne suis pas forcément aimé par mes parents.»

Nadine va pouvoir parler de sa mère, à la fois intrusive et abandonnique, qui ne laisserait pas beaucoup de place à la venue d’un petit enfant. Cette mère, au fonctionnement assez paradoxal, demande beaucoup à Nadine qui se sent tiraillée entre attaquer sa mère ou tout faire pour garder son amour. Je sens aussi la fragilité de cette mère qui peut dire : « C’est bien que tu puisses avoir un enfant », mais qui inconsciemment dit probablement : « Surtout il ne faut pas de petit enfant, sinon je vais perdre ma relation avec ma propre enfant. »

Les dires de Nadine résonnent chez Serge qui va questionner son apparente indépendance. Son discours sur l’importance de garder sa liberté recèle en fait un grand besoin de proximité et de maternage. Dans son enfance, Serge a été obligé de prendre précocement son autonomie et il est content d’avoir trouvé une compagne qui lui apporte ce qu’il n’a pas eu étant petit. Le maternage de Nadine entre en écho avec des lâchages de son enfance. L’enfant qui arriverait dans le couple ne prendrait-il pas sa place lui donnant le sentiment d’être à nouveau écarté et rejeté ?

Ils vont comprendre certains de leurs fonctionnements : Nadine essaie de se dé-fusionner de sa mère pour pouvoir fusionner dans son couple et Serge y cherche des satisfactions infantiles. Là encore, on perçoit un lien de couple paradoxal : ils sont à la fois autonomes, libérés, mais dépendants l’un de l’autre.

En référence avec les fonctionnements de leurs familles respectives, les résistances à la parentalité seront progressivement repérées. L’arrivée de l’enfant sera questionnée au sein du couple, qui lutte contre des angoisses de séparation sous couvert d’indépendance.

Les interrogations sur un enfant à venir évoluent dans le discours : au lieu d’être seulement dans l’horizontalité de leur histoire, on va commencer à entendre la verticalité dans le générationnel. Chacun des conjoints pense à sa propre enfance dans la chaîne générationnelle, à la place qu’il a eue, mais aussi à celle qu’il n’a pas eue.

Après plusieurs mois, nous retrouvons le sujet de la sexualité, thème très présent dans les TC, et les rapports sexuels vont reprendre, avec un retour des satisfactions sexuelles. Et voilà qu’un bébé in utero se fait présent parmi nous…

Passage à la thérapie familiale au temps de la grossesse

Nous étions en thérapie de couple et une grossesse, qui peut être repérée comme tardive dans ce couple qui a la quarantaine, va advenir 10 mois après le début du travail thérapeutique. Le couple va alors aborder son projet de parentalité, nous conduisant vers un travail plus familial (Darchis, 2000).

Je leur propose de nommer ce changement en termes de thérapie familiale (TF). Il s’agira de poursuivre le travail amorcé, mais en fonctionnant à un autre niveau. En effet, le temps de la grossesse favorise la régression et des retrouvailles plus archaïques, notamment dans le retour d’éprouvés infantiles ; il permet d’ébaucher la construction de la famille en référence aux familles anciennes (Darchis, 2016).

La gestation est un moment fécond pour réactualiser et transformer l’héritage psychique, pour réaménager un nouveau conteneur familial dans la différence des générations. Et dans les séances suivantes, il semble que le couple s’engage dans ce travail psychique nécessaire en périnatalité, autour de ce qu’est un parent, une famille, un bébé.

Mais des images angoissantes vont apparaître en rapport avec la peur de maltraiter un enfant ! Le temps de la grossesse réveille des éprouvés inquiétants, voire effrayants chez ces futurs parents : « Si notre enfant est difficile, est-ce que l’on ne va pas le maltraiter ? » avance Nadine qui a peur que son compagnon ne se rende pas assez disponible pour la soutenir : « Je me vois seule, débordée par l’enfant ». Serge semble sidéré : saura-t-il accompagner sa femme ou pourra-t-il s’occuper d’un enfant ? Dans ces moments, on ressent qu’ils éprouvent presque de la haine pour l’enfant, voire la haine du fœtus qui pourrait dénoncer une maltraitance parentale ! (Darchis, 2013).

Je vois un couple désemparé, presque effrayé, devant un avenir difficile à envisager. Mon CT évolue encore ; je crois discerner un reproche transférentiel, comme s’ils me disaient : « Pourquoi avons-nous accédé au fait d’avoir un enfant que l’on peut maltraiter et qui peut nous démolir ? » J’entends aussi leur détresse d’enfant : « C’est nous en tant qu’enfants qui haïssons nos parents. » Je me demande également : est-ce moi qui les aurais encouragés vers le changement et poussés un peu tôt à avoir cet enfant ? Vont-ils haïr aussi la psychanalyste? En passant à la TF, peut-être que le fœtus a été rendu trop vite présent ? Cette TF avec la maturation et les processus qui ont permis une grossesse,  peut-elle maintenant les menacer d’effondrement comme dans les psychoses puerpérales?

Il me faudra supporter ce malaise et accepter ce dilemme pour accueillir leurs craintes et cheminer encore dans leur histoire. Car nous allons voir que, dès le début de la prise en charge du couple, transfert et contre-transfert parlaient de l’histoire familiale qui va prendre tout son sens dans le réveil de traumatismes anciens. La TF au temps de la grossesse favorise cette reprise de l’héritage familial afin de construire du nouveau (Darchis, 2016).

Des images parentales défaillantes dans un climat incestuel.

La grossesse se poursuit et Nadine cherche des solutions pour protéger l’enfant de sa potentielle maltraitance imaginée. Un peu désespérée, elle dit qu’elle va faire appel à sa mère pour être aidée. Mais, là encore, elle est stressée, d’autant plus qu’elle vient de faire un rêve terrible : « Je rêve que je couche avec ma mère et pire, j’en prends du plaisir ; mais en me réveillant cela m’a semblé si monstrueux que je n’ai pas osé t’en parler », dit-elle à son compagnon.

Peut-on penser que l’enfant est fantasmatiquement issu de cette relation incestuelle ? La difficulté d’une place pour l’enfant se confirme alors : comment peut-il advenir alors que l’incestualité barre les origines dans l’indifférenciation générationnelle.

Nadine nous raconte qu’elle a aussi fait, au début de sa grossesse, des rêves de relations sexuelles avec ses anciens amants et elle va dire des choses qu’elle n’avait pas osé partager auparavant. Elle relate avec peine – et peut-être avec effroi – des scènes où elle a autrefois partagé sexuellement d’anciens copains avec sa mère.

Avec son côté narcissique d’adolescente, la mère sortait en boîte de nuit avec elle ; puis chacune couchait avec les amants de passage, parfois avec les mêmes, la fille après la mère et inversement. Elles étaient devenues « comme des copines », dit Nadine, qui n’a pas de véritable représentation de ce qu’est une famille. Comment devenir parent avec cet héritage « d’abus sexuels » ?

Vient alors la question de la relation avec son propre père : il y a eu des séparations multiples dans le couple de ses parents et Nadine voit son père comme une figure distante. Quand le couple parental se séparait, elle se retrouvait toute seule avec sa mère.

Le père fuyait-il aussi une relation compliquée avec sa fille ? Est-il possible qu’il l’ait positionnée comme une femme plutôt que fille ? Ou bien sa mère l’éloignait-elle d’un père fantasmé incestueux ? Toutes ces images me tournent dans la tête et je pense aux travaux de Racamier sur l’incestualité comme climat sans passage à l’acte (non pas incestueux), mais qui, dans la vie familiale crée l’empreinte de l’inceste. L’incestuel pour Paul Claude Racamier qualifie ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales. Les rêves où l’inceste se donne à voir à ciel ouvert sans aucun travail de déformation ne sont pas des rêves œdipiens, mais incestueux. Ils ne procèdent d’aucun travail de symbolisation (Racamier, 2010).

Les angoisses de Nadine font écho avec la famille de Serge qui va révéler que l’on faisait des différences dans sa fratrie. Les deux enfants aînés étaient valorisés et lui, le dernier, non désiré, était rejeté. Il se sentait comme le vilain petit canard qui bousculait tout le monde. Il semblait confondu avec des aïeux honteux dont on évitait de parler dans la famille et il ne savait pas trop pourquoi ces ruptures étaient définitives.

Je me suis demandée silencieusement s’il n’y avait pas des secrets sur un inceste honteux dans le générationnel de la famille de Serge ou s’il était un enfant issu d’une infidélité… Ou peut-être encore était-il confondu avec un revenant négatif dans des effets fantomatiques ?

Dans sa famille, Serge est porteur d’une honte, honte qui fait écho avec ce que vit Nadine. Rejeté dans l’enfance, Serge a construit une autonomie précoce pour s’en sortir. Très tôt, il a papillonné partout, mais quand il a rencontré Nadine, c’est comme s’il avait « trouvé une famille… une âme sœur », une entité porteuse de complétude ; et il ne fallait plus désorganiser ce système. On comprend pourquoi l’arrivée d’un enfant était si redoutée par Serge : se sentir exclu par l’enfant résonnait avec un traumatisme autour de sa propre exclusion et de sa honte. La peur de maltraiter un enfant révèle-t-elle une souffrance familiale ancienne. Est-elle aussi un retour de jalousie et d’envie envers l’enfant ?

Dans mon CT je ressens ces fonctionnements familiaux énoncés comme honteux, notamment le rêve « incestuel » de Nadine ; et en parler m’est pénible, difficile à traiter tant le couple est sidéré par le réveil de cette honte. Quand le psychanalyste est également saisi, c’est que l’on touche à des noyaux importants. Je vais donc proposer ces représentations qui se réveillent comme des nécessités à verbaliser pour s’en dégager. Elles doivent s’exprimer pendant le temps de la grossesse : les traumatismes générationnels et les secrets de famille ont à se dévoiler pour ne pas faire confusion avec la nouvelle famille… Je leur dis que les rêves relatifs à la mère ou aux amants partagés sont du matériel qu’il est nécessaire de retravailler pour mieux s’en différencier. Les retrouvailles avec ces vécus anciens sont l’occasion de les remettre en scène, en parole ou parfois à l’aide des rêves, ce qui permet de se dégager et d’éloigner les répétitions dans sa future parentalité. Je montre la richesse du processus qui a lieu et je souligne que le rêve est un travail de l’imaginaire et des fantasmes. Cela va soulager les futurs parents et estomper les angoisses et la honte, puisque j’ai souligné la nécessité du travail de ce matériel.

L’apaisement va alors parcourir quelques séances suivantes dans la joie d’attendre un bébé.

Un nœud traumatique : fille ou mère nazie ? 

Mais les futurs parents vont apprendre à l’échographie qu’il s’agit d’une fille et Nadine éprouve alors de nouvelles angoisses. Elle a peur de rejeter sa fille et Serge le supporte très mal : « On ne doit pas rejeter un enfant ; c’est du malheur à vie, pour lui. » Nadine va dire alors avec frayeur : « Mais j’ai peur qu’elle soit laide comme une nazie ! ». Et elle banalise aussi : « Tous les parents doivent avoir peur d’un enfant laid, surtout pour une fille la laideur est terrible ! »

Je reste sur le mot nazi et mon « écoute ventriloque » me conduit à cette interrogation : ça parle de quoi ? Je m’interroge sur l’horizon du mot nazie qui pourrait évoquer une catastrophe impossible à nommer dans la famille.

Je reprends avec les futurs parents : « Avoir peur qu’une fille soit laide comme une nazie ! Comment comprendre ce mot-là ? Est-ce que dans votre famille on parle des nazis ? »

Nadine ne voit pas de lien et j’ai l’impression d’avoir jeté un pavé dans une mare.

Mais dès le début de la séance suivante, elle dira : « Vous n’allez pas le croire : j’ai demandé à ma mère si par hasard on parlait autrefois des nazis en famille, puisqu’une psychologue nous l’a demandé… » Toute pâle, la mère a répondu : « Mais pourquoi veux-tu qu’on parle de cette sale nazie ! » ; « De quelle nazie parles-tu maman ? » ; « Tu sais bien, cette sale allemande, la mère de ton grand-père, mère de mon père, qui a lâchement abandonné ses deux petits enfants en bas âge à la fin de la guerre ». Elle les avait laissés avec le père qui était français. Plus tard, le grand-père maternel de Nadine, cet « orphelin » de mère, disait parfois en parlant de sa mère : « Cette sale nazie ! » et la mère de Nadine se souvenait bien de cette expression. Nadine va comprendre qu’il s’agit d’une ancêtre allemande dont on ne parlait pas explicitement en famille, comme dans un interdit de dire ou de savoir, ce qui fera écho avec les secrets dans la famille de Serge.

L’origine de la hantise, surtout dans le mot nazie, provenait entre autre, du silence dans l’histoire familiale, relatif à une mère qui a maltraité des enfants en les abandonnant de façon honteuse. Ici, les ancêtres avaient légué une page blanche qu’il fallait déchiffrer : la haine transgénérationnelle était destinée à une mère d’autrefois désignée comme mauvaise et donc laide. Le mot nazi vient montrer une hantise de l’effet fantôme à la façon dont l’ont théorisé Abraham, Torok (1978). Il est important de souligner qu’au temps de la grossesse, l’enfant à venir est comme un attracteur, un aimant qui va capter les représentations et les vécus anciens de la famille, notamment ce qui restait dans la confusion et non élaboré « L’arrivée d’un bébé peut devenir menaçante lorsque la confusion des générations place l’enfant et la nouvelle famille dans le scénario des drames d’autrefois. Dans la confusion qui ne peut ni transformer ni élaborer les effrois et les traumatismes anciens, les parents luttent contre ce qui ressurgit violemment sous forme d’un matériel angoissant, d’effet fantôme, ou d’inquiétante étrangeté » (Darchis 2010).[3]

Tout est ici condensé : mauvaise mère, laide, nazie, enfant orphelin et maltraité.

Ce moment sera un véritable tournant dans la TF. Pendant plusieurs séances un travail va s’engager sur la différenciation des générations. Le couple des futurs parents accédera à la compréhension des défenses générationnelles dans la famille, des alliances négatives, de la difficulté à s’identifier à un parent. Ils comprendront aussi qu’ils ont eu besoin de construire un lien anti-séparatif pour lutter contre le vécu d’abandon familial. Une mère fantasmatique qui risquait d’abandonner un enfant, tentait à l’opposé de rester dans une proximité excessive, jusque dans des liens d’incestualité : il fallait en retour la mettre à distance ou mettre l’enfant à distance pour ne pas reproduire du traumatisme.

Nous allons comprendre ensemble comment les membres des familles respectives ont mis en place, dans une grande ambiguïté, un lien paradoxal anti-séparatif de proximité et en même temps des mises à distance et des lâchages. L’arrivée de l’enfant pouvait altérer ces alliances inconscientes à l’origine du couple et mettre à mal les collusions et les accordages du lien conjugal. Le couple s’est retrouvé à l’épreuve de la famille.

Poursuite du travail et conclusions

Pour terminer nous évoquerons juste que la famille accueillera avec joie la petite fille, puis poursuivra ce travail encore quelques mois après la naissance du bébé. Le couple alimentera un roman familial autour de cette figure ancienne de l’arrière-grand-mère de Séverine, en imaginant le déchirement et le sacrifice qu’avait dû faire cette femme, peut-être admirable, disent-ils : elle aurait laissé ses enfants au père après la guerre pour que les petits ne soient pas soumis à l’opprobre social et à la honte corrélative. Se séparer des enfants était peut être un geste d’amour ? (Bonnet, 2001)[4] se demandent les jeunes parents. Le roman sera restructuré pour construire l’image d’ancêtres plutôt admirables, s’étant sacrifiés pour protéger leur descendance

On a pu observer aussi un temps fusionnel parents-enfant, dans un retour du besoin de réparation des souffrances familiales anciennes, et ce fonctionnement « confusionnel » passager sera aussi un ancrage nécessaire dans les origines, l’ancestral reformulant la problématique de la parentalité (Eiguer, 1997)[5].

Après cette tendance parentale à se positionner en famille anti-couple, progressivement la vie conjugale a rétabli ses satisfactions et l’enfant a pu se développer favorablement dans une place singulière dès ses premiers mois. Tout l’art de faire couple et famille demande une souplesse des mouvements psychiques entre l’ancien, le présent et le futur. Encore faut-il avoir pu comprendre les alliances et les pactes qui organisaient les liens conjugaux et retrouver l’impact des histoires familiales dans les filiations de chacun.

En conclusion, l’indication d’une thérapie psychanalytique de couple, puis de famille, a été pertinente dans ce type de transmission générationnelle pathogène. Les traumatismes anciens repérés, ou du moins imaginés dans les organisations de survie, conduisent vers un travail de transformation dans la symbolisation et l’élaboration. Aider à extraire la nouvelle famille de la loi du silence familial (Darchis, 2018)[6] qui organisait les liens dans le télescopage entre le présent et les vécus anciens, donne du sens aux défenses mobilisées. Les « fantômes » avec leurs effets (cf. le mot « nazie ») prennent leur place en tant que tels et la différenciation des générations s’instaure dans le dégagement des répétitions et de la confusion générationnelle.

Ce travail d’élaboration psychique réalise une véritable prévention, dans cette période de crise déconstructive-reconstructive qui est nécessaire dans le couple autour de l’arrivée d’un enfant. La famille est ainsi accompagnée dans ses remaniements créatifs, hors de la confusion et des hantises (Abraham, Torok, 1978, ibid), hors de la « parentalité confuse » (Decherf, Darchis, 2000)

Bibliographie

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Elisabeth Darchis,

Psychologue clinicienne, Psychanalyste de groupe, couple et famille,

Présidente de la SIPFP et de l’AENAMT,

Fondatrice et responsable d’un DU a Paris7,

darchiselisabeth@orange.fr

[1] Cas évoqué le 28 février 2019 au Congres de Hyères et en 2018 dans le Divan Familial, 41, In Press.

[2] Dans ces cas, la famille qui se construit peut devenir le terreau de carences, d’abandonnisme, de maltraitance.

[3] Darchis E., Violence périnatale dans la parentalité confuse, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 2, n° 55, p. 69-78.

[4] Bonnet C., (2001), Gestes d’amour, l’accouchement sous X, Paris, Odile Jacob.

[5] Comme le montre Alberto Eiguer : « L’ancêtre véhicule des mythes structurant la famille… L’ancestral reformule la problématique de la parentalité. » Le désir d’enfant se définit alors par rapport à « l’objet transgénérationnel à la base de troubles ». Mais le sujet (ou le couple) « essaie d’exister pour lui-même et sans le poids du passé composé… contre cet objet transgénérationnel. » Aussi il y a « nécessité d’étudier l’héritage structurant au même titre que l’héritage déstructurant, cette part maudite de l’héritage. » (Eiguer, 1997, p.67)[5].

[6] Darchis E. (2018), Le silence générationnel dans les familles et ses effets en périnatalité, Connexions, 109.

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